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la plus mauvaise table de mon royaume. Il n'y a que les gens du commun qui mangent bien ; les riches ont
des cuisiniers qui les volent et les empoisonnent. Les plus grands cuisiniers sont ceux qui volent et
empoisonnent le plus et j'ai les plus grands cuisiniers d'Europe. Pourtant j'étais gourmand, de mon naturel, et
j'eusse, comme un autre, aimé les bons morceaux, si mon état l'eût permis.
Il se plaignait de maux de reins et de pesanteurs d'estomac, se sentait faible, avait la respiration courte et des
battements de coeur. Par moments, les insipides bouffées d'une chaleur molle lui montaient au visage.
Je ressens, disait-il, un mal sourd, continu, tranquille, auquel on s'habitue, et que traversent, de temps à
autre, les éclairs d'une douleur fulgurante. De là ma stupeur et mon angoisse.
La tête lui tournait ; il avait des éblouissements, des migraines, des crampes, des spasmes et des élancements
dans les flancs qui lui coupaient la respiration.
Les deux premiers médecins du roi, le docteur Saumon et le professeur Machellier, diagnostiquèrent la
neurasthénie.
Unité morbide mal dégagée ! dit le professeur Saumon. Entité nosologique insuffisamment définie, par là
même insaisissable...
Le professeur Machellier l'interrompit ;
Dites, Saumon, véritable Protée pathologique qui, comme le Vieillard des Mer, se transforme sans cesse
sous l'étreinte du praticien et revêt les figures les plus bizarres et les plus terrifiantes ; tour à tour vautour de
l'ulcère stomacal ou serpent de la néphrite, soudain elle dresse la face jaune de l'ictère, montre les pommettes
rouges de la tuberculose ou crispe des mains d'étrangleuse qui feraient croire qu'elle a hypertrophié le coeur ;
enfin elle présente le spectre de tous les maux funestes au corps humain, jusqu'à ce que, cédant à l'action
médicale et s'avouant vaincue, elle s'enfuit sous sa véritable figure de singe des maladies.
Le docteur Saumon était beau, gracieux, charmant, aimé des dames en qui il s'aimait. Savant élégant,
médecin mondain, il reconnaissait encore l'aristocratie dans un caecum et dans un péritoine et observait
exactement les distances sociales qui séparent les utérus. Le professeur Machellier, petit, gros, court, en
forme de pot, parleur abondant, était plus fat que son collègue Saumon. Il avait les mêmes prétentions et plus
de peine à les soutenir. Ils se haïssaient ; mais, s'étant aperçus qu'en se combattant l'un l'autre ils se
détruisaient tous deux, ils affectaient une entente parfaite et une communion plénière de pensées: l'un n'avait
pas plutôt exprimé une idée que l'autre la faisait sienne. Bien qu'ayant de leurs facultés et de leur intelligence
une mésestime réciproque, ils ne craignaient pas de changer entre eux d'opinion, sachant qu'ils n'y risquaient
rien et ne perdraient ni ne gagneraient au change, puisque c'étaient des opinions médicales. Au début, la
maladie du roi ne leur causait pas d'inquiétude. Ils comptaient que le malade en guérirait pendant qu'ils le
soigneraient et que cette coïncidence serait notée à leur avantage. Ils prescrivirent d'un commun accord une
vie sévère (Quibus nervi dolent Venus inimica), un régime tonique, de l'exercice en plein air, l'emploi
raisonné de l'hydrothérapie. Saumon, à l'approbation de Machellier, préconisa le sulfure de carbone et le
chlorure de méthyle ; Machellier, avec l'acquiescement de Saumon, indiqua les opiacés, le chloral et les
bromures.
LA CHEMISE 35
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
Mais plusieurs mois s'écoulèrent sans que l'état du roi parût s'amender si peu que ce fût. Et bientôt les
souffrances devinrent plus vives.
Il me semble, leur dit un jour Christophe V étendu sur sa chaise longue, il me semble qu'une nichée de rats
me grignotent les entrailles, pendant qu'un nain horrible, un kobold en capuchon, tunique et chausses rouges,
descendu dans mon estomac, l'entame à coups de pic et le creuse profondément.
Sire, dit le professeur Machellier, c'est une douleur sympathique.
Je la trouve antipathique, répondit le roi.
Le docteur Saumon intervint:
Ni l'estomac, Sire, ni l'intestin de Votre Majesté n'est malade, et, s'ils vous causent une souffrance, c'est,
disons-nous, par sympathie avec votre plexus solaire, dont les innombrables filets nerveux, emmêlés,
embrouillés, tiraillent dans tous les sens l'intestin et l'estomac comme autant de fils de platine incandescent.
La neurasthénie, dit Machellier, véritable Protée pathologique...
Mais le roi les congédia tous deux.
Quand ils furent partis:
Sire, dit M. de Saint-Sylvain, premier secrétaire des commandements, consultez le docteur Rodrigue.
Oui, Sire, dit M. de Quatrefeuilles, faites appeler le docteur Rodrigue. Il n'y a que cela à faire.
A cette époque le docteur Rodrigue étonnait l'univers. On le voyait presque en même temps dans tous les
pays du globe. Il faisait payer ses visites d'un prix tel que les milliardaires reconnaissaient sa valeur. Ses
confrères du monde entier, quoi qu'ils pussent penser de son savoir et de son caractère, parlaient avec respect
d'un homme qui avait porté à une hauteur inouïe jusque-là les honoraires des médecins ; plusieurs
préconisaient ses méthodes, prétendant les posséder et les appliquer à prix réduits et contribuaient ainsi à sa
célébrité mondiale. Mais, comme le docteur Rodrigue se plaisait à exclure de sa thérapeutique les produits de
laboratoire et les préparations des officines pharmaceutiques, Comme il n'observait jamais les formules du
codex, ses moyens curatifs présentaient une bizarrerie déconcertante et des singularités inimitables .
M. de Saint-Sylvain, sans avoir pratiqué Rodrigue, avait en lui une foi absolue et y croyait comme en Dieu.
Il supplia le roi de faire appeler le docteur qui opérait des miracles. Ce fut en vain.
Je m'en tiens, dit Christophe V, à Saumon et Machellier, je les connais, je sais qu'ils ne sont capables de
rien ; tandis que je ne sais pas ce dont est capable ce Rodrigue.
CHAPITRE II. LE REMÈDE DU DOCTEUR RODRIGUE
Le roi n'avait jamais beaucoup aimé ses deux médecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui
devinrent tout à fait insupportables ; du plus loin qu'il voyait les belles moustaches qui couronnaient le
sourire éternel et victorieux du docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées sur le crâne de
Machellier, il grinçait des dents et détournait farouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurs
potions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient la chambre d'une odeur fade et triste. Non
seulement il ne fit plus rien de ce qu'ils lui ordonnaient, mais il prit grand soin d'observer au rebours leurs
CHAPITRE II. LE REMÈDE DU DOCTEUR RODRIGUE 36
Les sept femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux
prescriptions: il demeurait étendu quand ils lui recommandaient l'exercice, s'agitait quand ils lui ordonnaient
le repos, mangeait quand ils le mettaient à la diète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation ; et
montrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu'elle n'en pouvait croire le témoignage de ses sens et
pensait rêver. Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecine est un art décevant et que ses
préceptes, en quelque sens qu'on les prenne, sont également vains. Il n'en allait pas plus mal, mais il n'en
allait pas mieux.
Ses douleurs abondantes et variées ne le quittaient pas. Il se plaignait de ce qu'une fourmilière s'était établie
dans son cerveau et que cette colonie industrieuse et guerrière y creusait des galeries, des chambres, des
magasins, y transportait des vivres, des matériaux, y déposait des oeufs par milliards, y nourrissait les jeunes, [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]

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